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Quand les migrants disent stop au racket des passeurs


SOCIÉTÉ - Longtemps avant le démantèlement de la «jungle» de Calais, les clandestins qui tentent de rallier l’Angleterre avaient commencé à se disperser, créant des «mini-jungles». Libération est parti à leur rencontre.

Les Vietnamiens. «L’aimant qui les attire, c’est ça.» A Angres, près de Liévin, Bruno montre l’aire d’autoroute voisine. Commercial dans la vie, il est bénévole pour le Collectif solidarité migrants du village. Le long de la route qui mène à la station-service, un bosquet. Depuis des années, la «logistique des passeurs», comme dit Eric Besson, ce n’est pas les jungles, mais une aire d’autoroute sur l’A26, comme une dizaine d’autres, des parkings, des ports, des voies ferrées. Au bout, l’Angleterre.

On entre dans la forêt en courbant la tête. Une vraie forêt, fraîche et sombre. Au bout d'un chemin, un camping vietnamien de tentes basses, palettes et bâches entourent une sorte de tonnelle, un coin cuisine. «On leur avait fait un plan de travail, puis on s’est aperçu qu’ils préféraient cuisiner accroupis. On s’adapte», sourit Bruno. Pas de détritus : les poubelles municipales sont ramassées. De temps en temps, un prêtre vietnamien de Téteghem, près de Dunkerque, vient aider à la traduction. En hauteur, un autel de fruits et d’encens et la photo d’un Bouddha. Benoît, bénévole, prévient que c’est l’heure de la douche.

Les migrants, 32 hommes et 8 femmes, disent vouloir mieux gagner leur vie en Angleterre. Tony, seul anglophone du groupe, a dans sa poche les numéros de téléphone. Bruno insiste : «Night, day, tu appelles s’il faut». Cela fait trois ans qu’il y a des Vietnamiens ici. Un matin, Sylvie, assistante sociale et femme de Bruno, découvre dans la Voix du Nord une histoire de coups de feu près de la station-service. Au début, les Vietnamiens, apeurés, ne racontaient rien aux bénévoles. Et puis ils ont dit : une expédition de la «mafia», des types qui parlaient russe réclamaient 500 euros par personne et par mois, se souvient Tony. Les migrants ont donné 40 chacun. Alors, les Vietnamiens organisent des tours de garde la nuit. Mais les racketteurs, des Tchétchènes ou des Russes, précise la procureure de Béthune, Brigitte Lamy, reviennent. Coups de crosse, fractures, un traumatisme crânien, et l’effroi.

Ils déposent plainte. En réponse, la police rase le camp, arrête et conduit les migrants en rétention, en attente d’expulsion vers le Vietnam ou un des pays d’Europe où ils ont laissé des empreintes digitales. Ceux qui restent construisent un autre camp. Bruno : «Ils ont du mal à comprendre, on leur dit que la police peut les protéger, mais la police les déloge. On doit leur faire comprendre qu’il y a une police pour la frontière, et une autre.»

Dans la nuit du 12 au 13 septembre, cela recommence. Mais cette fois, les migrants coursent les racketteurs et les enferment dans la station-service. Les bénévoles appellent les gendarmes, qui coffrent les malfrats. Pour la procureure Brigitte Lamy, les Vietnamiens sont des «victimes», et n’ont pas été inquiétés. Sept racketteurs sont mis en examen pour tentative d’extorsion de fonds en bande organisée. Les Vietnamiens n’ont pas cessé leurs tours de garde. Si on détruit les jungles, voilà ce qui risque de disparaître : la confiance, la visibilité, l’impression qu’on n’est pas seul pour se défendre et qu’on a des droits.

Les Erythréens. Lundi dernier, à Norrent-Fontes, près de Béthune. Dans un chemin creux, parmi les champs de maïs et les labours, le «camp érythréen». Invisible, à quarante minutes de marche, l’aire d’autoroute de Saint-Hilaire Cotte, un trou dans son grillage, et ses camions alignés. Devant les tentes, Monique Pouille, femme au foyer, célèbre pour avoir rechargé des téléphones portable, et avoir été placée en garde à vue pour cela, est assise avec les migrants. Elle explique:«Ils nous posent plein de questions, ils nous demandent où ils vont aller. Je leur dis "Passez, passez [en Angleterre, ndlr]".»

Elle se souvient de la dernière fois que le campement a été détruit : «En décembre 2007, il était 8 heures du matin, ils dormaient. Les policiers nous ont donné une heure. Une gamine de 8 ans, pieds nus dans le champ, était affolée. Il faisait - 11 degrés.» Le lendemain, elle en avait retrouvé trois : «Ils étaient revenus, assis au milieu des centres, ils savaient pas où aller.»

Ici aussi, les migrants, soutenus par les bénévoles, ont résisté à leurs passeurs. Début 2008, l’aire «appartenait» à un réseau de passeurs kurdes, qui le «louait» à des Soudanais, d’après Lily Boillet, présidente de l’association Terre d’Errance. Selon des écoutes de la police, réalisées avant le procès de passeurs en décembre 2007 à Saint-Omer, le droit d’utiliser une aire d’autoroute se vend autour de 10 000 euros à un réseau, qui le rentabilise très vite puisque des têtes de réseau, basées à Anvers, auraient touché en moyenne 16 000 euros par semaine sur l’activité de «leurs» aires. (Libération du 7 décembre 2007). Les passeurs en profitaient aussi pour abuser des filles. Lily Boillet raconte : «Ils les appelaient les "cheap girls". L’idée était répandue que si ça arrivait à une fille, c’est qu’elle le voulait bien. Mais elles nous livraient leurs secrets une fois passées en Angleterre. Elles disaient: "Méfie-toi d’Untel".»

Les bénévoles parviennent à approcher les migrants quand ils les emmènent aux douches, et tentent de les convaincre de leurs droits. Quand les Erythréens ont voulu s’affranchir des passeurs, il y a eu des bagarres, des menaces. Trois passeurs sont arrivés pour reprendre le contrôle du «marché». «Alors les Erythréens en ont chopé un et ont appelé la gendarmerie, se souvient Lily Boillet. On s’est retrouvé au centre du village à minuit : le passeur arrêté, les Erythréens, la gendarmerie et nous.»

En juillet 2008, d’autres passeurs, soudanais, sortent de prison. Les Erythréens leur refusent l’accès au camp. Une nuit, les passeurs arrivent à sept, armés de machettes et de couteaux. En face, à 25, hommes et femmes, ils ne font pas le poids. «On leur dit toujours de ne pas se battre. Et ils ne s’y attendaient pas.» Lily Boillet sait que les Erythréens, entre eux, deviennent leurs propres passeurs. Mais elle les appelle «les fermeurs de porte», et fait la différence avec les filières. Cette nuit-là, un Erythréen est mort poignardé. Trois hommes, dont l’assassin présumé, ont été incarcérés.

Les afghans. Vendredi dernier à Calais, en baskets dans le sable, Delawar, Adjmal, Ali, les jeunes Afghans, étaient quelques centaines à se demander où aller quand la jungle serait détruite, dont un grand garçon triste de 13 ans, seul. «La nuit, on entend les plus jeunes pleurer. Leur mère leur manque.» Adjmal : «Qu’est-ce que le ministre a prévu pour nous?» Les Afghans ne sont pas expulsables. Ils craignent le retour vers l’Italie ou la Grèce, là où on a pris leurs empreintes et où ils sont censés faire leur demande d’asile. Ils ne veulent pas rentrer chez eux. Ni rester en France. «Depuis des mois, nos copains qui ont demandé l’asile vivent comme nous, dans la "jungle".»

Haydée Sabéran

«Détruire la jungle renforce le pouvoir des passeurs»