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Le projet déchiré des ouvriers du papier


ARCHIVES - Libération du 18/11/2006 - La sono gueule «Dallas, ton univers impitoya-able» devant l’usine de papier Stora Enso à Corbehem (Pas-de-Calais). Un peu plus loin, les ouvriers bloquent le rond point de l’accès au site. Francis (1), Frédo et les autres brûlent des rouleaux blancs géants. Ça sent le papier glacé cramé, des confettis de cendres s’envolent, ça chauffe. Francis ajoute du papier dans la fournaise. «On nous a pris pour des cons, maintenant, c’est fini». C’était parti pour être une belle histoire, un genre de Metaleurop à l’envers.

Un conte de fées : les petits Poucet qui réussissent à apprivoiser l’ogre. Après l’annonce de 400 suppressions de postes sur 731, l’intersyndicale et une association de salariés «Les géants de papier solidaires» avaient réussi à convaincre Stora de vendre deux machines à un investisseur lié à la famille Mulliez (Auchan, Leroy-Merlin…), Green Recovery, qui était prêt à reprendre les salariés sur le carreau. Et puis patatras. Stora ne vend plus. La voix de Francis s’éraille «Mon grand-père est venu d’Italie pour travailler dans l’usine. Et nous on a rien à offrir à nos gosses».

En octobre 2005, la direction de la papeterie Stora Enso, qui produit du papier glacé de qualité pour les magazines et pour les catalogues de vente par correspondance, annonce qu’elle ferme deux machines à papier sur trois. Quelques syndicalistes appellent alors leurs collègues de l’ex-Metaleurop. Les anciens de la fonderie de plomb leur conseillent de monter une association sur le modèle de leur «Chœur de fondeurs». «Les géants de papier solidaires» sont nés. L’idée, plancher sur une idée de reprise . «On a travaillé structuré, en cohabitation avec la lutte. On savait que le groupe ne ferait rien, c’était à nous de faire notre projet». se souvent Daniel Morel, CFDT, secrétaire du CE, et vice président des Géants de papier.

Restait à trouver le projet. Antonio Canta, un contrôleur qualité, se met à phosphorer dans son coin. «Je suis né dans les baraquements, sur le terrain où se trouve l’infirmerie aujourd’hui », raconte ce fils d’immigrés siciliens. «Si l’usine meurt, je meurs». Un jour de janvier, il voit Nelly Ollin ministre de l’environnement raconter à la télévision que les sacs plastiques seront interdits d’ici 2010. «Je me suis dit, ‘il y a un filon’». Il surfe sur internet, réfléchit, et trouve : le chanvre. Des sacs en papier à base de chanvre aux caisses de supermarché ? Les autres rigolent. «On l’appelait Bob Marley», raconte Daniel Morel.

La préfecture suit ça de près. Le conseil régional aussi. Et même Stora, qui offre des bureaux à deux salariés-syndicalistes pour les faire plancher sur le projet, et investit jusqu’à 200.000 euros sur le projet. L’association fait des essais. C’est viable. Le chanvre pousse bien dans le Nord, et il n’est pas gourmand en eau. Les agriculteurs de la FDSEA (Fédération départementale des sociétés d'exploitants agricoles) sont partants. Résultat, deux cents salariés embauchables dans un premier temps, dans une phase de transition de production de papier glacé bas de gamme, puis une centaine d’autres ouvriers quelques années plus tard. Même salaire, sans l’ancienneté. Les cent autres bénéficient de mesures d’âge. Le plan social prévoit entre 25.000 et 120.000 euros pour partir, selon la CFDT.

Il faut faire cohabiter Stora Enso et «Corbehem paper», la future usine de sacs à papier, sous le même toit, pour faire des économies d’échelles. «Sans cela, le projet n’est pas viable», prévient Green Recovery. Il a fallu convaincre les ouvriers. Quelques rares syndicalistes qui estiment que ce n’était pas leur rôle de participer à la création d’une entreprise, n’ont jamais adhéré.

Au début, le groupe était prêt à vendre ses machines pour un euro symbolique. Et puis, à mesure que le 18 septembre, date du plan social, approchait, les prix ont monté. «Jusqu’à 9,5 millions d’euros», assure Green Recovery, l’investisseur, qui réussit à limiter les prétentions de Stora à 5,5 millions. Le 8 septembre, devant le sous-préfet, Stora signe. Mardi, l’usine revient sur sa signature. «Ils ont insulté la République Française» rugit un ouvrier. A la Préfecture, on se refuse tout commentaire.

Jeudi sur le site, personne n’a de mots assez durs contre Stora. «Ils viennent d’acheter au Brésil. C’est de la délocalisation. Ils veulent fermer», raconte un salarié au pied d’un feu de papier. Le sentiment général, c’est que l’entreprise a donné un jouet aux syndicalistes pour les occuper. «La direction n’a jamais envisagé que le projet aille à son terme. Prise à son propre piège, elle a reculé», estime Daniel Morel. Il analyse : «Le prix du papier n’a jamais été aussi bas depuis 20 ans. On est à 5% de surcapacité en Europe. En limitant l’offre, on augmente les prix». Chez Stora, on assure que le site n’est pas voué à disparaître. «On a investi 60 millions d’euros sur ce site. Ce n’est pas pour le fermer».

Et maintenant ? «Les échéances liées au plan social compliquent les choses» reconnaît-on chez Green Recovery. «Les gens ont jusque lundi minuit pour se porter volontaire. Mais on ne peut pas demander à être licencié, si on ne sait pas si le projet va marcher». Le ministère du travail a convoqué tout le monde ce matin. L’intersyndicale engage une action en référé un référé à 11h30, afin de reculer la date de déclenchement du plan social.

De son côté, Stora a accepté de rediscuter avec Green Recovery aujourd’hui. Gérard (1) se marre : «L’industrie, c’est comme un jeu d’échecs. Il faut un fou pour casser le roi…» Ou un Petit Poucet pour apprivoiser l’ogre. Avant ce soir, minuit.

Haydée Sabéran
(1) prénoms modifiés

LA SUITE - Libération du 20/09/06 - Un patron licencieur refuse de vendre à prix raisonnable à ses ouvriers les machines qui leur permettraient de créer leur emploi. L’histoire est exemplaire, pain bénit pour un candidat à l’élection présidentielle. Nicolas Sarkozy, au titre de sa compétence d’Aménagement du territoire, a pris lundi en main le dossier de Stora Enso, jusqu’ici sur le bureau de son collègue du Travail, Larcher.

La direction allemande de l’usine de papier magazine de Corbehem (Pas-de-Calais) est reçue place Beauvau par des conseillers des deux ministères jeudi après-midi. Pour la convaincre de céder les deux lignes de productions vouées à la fermeture aux repreneurs, au prix initialement convenu (5,5 millions d’euros) ? L’entreprise, qui avait signé un accord le 8 septembre, est revenue sur sa signature. « L’attitude de Stora est compliquée. Nous verrons s’ils ont de réels problèmes de financement, ou s’il y a une volonté de ne pas voir aboutir le projet. Les salariés, eux, montrent une attitude constructive. Nous aimerions voir le projet aboutir », explique-t-on au ministère de l’Intérieur.

Les salariés de l’usine avaient rencontré Nicolas Sarkozy après un meeting UMP à Douai, en avril. «On avait réussi à arriver jusqu’à lui. Il nous avait dit qu’il ferait tout pour nous aider », explique Bruno Poissinger, de l’association de salariés les Géants de papier solidaire, à l’origine du projet de reprise.

Depuis près d’un an, l’intersyndicale et l’association Les Géants de papier solidaires travaillaient à une alternative au plan social : la vente des machines à un investisseur pour reconvertir une partie du site en une unité de fabrication de sacs en papier de chanvre. Et ainsi faire réembaucher tous les salariés licenciés, au même salaire, l’ancienneté en moins. Mais Stora, qui avait d’abord encouragé le projet, et même laissé entendre qu’elle cèderait les machines pour un euro, monté ses prix jusqu’à 10 millions d’euros, pour redescendre à 5,5, avant de revenir sur sa parole. L’usine –qui refuse pour l’instant de s’exprimer sur le sujet- continue officiellement de négocier avec l’investisseur Green Recovery.

Lundi, le tribunal de grande instance d’Arras a repoussé le plan social qui aurait dû démarrer le 18 septembre. Il sera déclenché au plus tard une semaine après l’accord –ou l’échec des négociations-, dont la date butoir a été fixée au 7 octobre par le tribunal. Ainsi, les salariés tentés par le licenciement pourront choisir ou non se porter volontaires, en fonction du résultat.

Hier, la colère des ouvriers n’était pas retombée, et les bobines de papier glacé brûlaient toujours près de l’usine.
H.S.