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Te comprinds ch'picard?


 
CH'TI -
 GRAND-ANGLE «Mi, ch’est nin mes oignons.» L’homme, un coursier trapu et bonne pâte, a marmonné sa phrase plusieurs fois avant qu’on comprenne que «moi, c’est pas mes oignons». C’était à Lille, premier contact avec la langue picarde, ou patois ch'ti. On avait atterri là du jour au lendemain, et tout de suite, cette impression d’avoir trouvé... un accent, une histoire, de la brique, des gens. Des grosses paluches tendues, des mots dégoisés quelques décibels au-dessus :

Retour de vacances, quartier de Wazemmes. On avait oublié qu’au 15 du mois, la voiture se trouverait du mauvais côté de la rue, mûre pour la prune. Et miracle, elle avait migré sur le trottoir d’en face. Manu, la voisine, en blouse sur le pas de sa porte, le cheveu blond ébouriffé et du jovial dans l’œil, avait demandé à son mari, son fils, ses gendres, qu’ils transportent la petite AX à bras d’hommes. «Ba ouais… In voulot pas t’aïes un procès!» (1) Ça ressemble au premier contact de Kad Merad, le postier de Bienvenue chez les Ch’tis, avec les gens du Nord. Un mélange d’égards dans les actes et de rugosité de la langue.

C’est cette langue que Jacques Bonnaffé, grandi à Douai, appelle «l’accent drôle. Cette brutalité concentrée en gentillesse et en rire», dit le comédien. Sur scène, il joue depuis des années Cafougnette et l’défilé, histoires drôles en patois, sur un texte de Jules Mousseron (2) et une musique de fanfare.

La langue ne s’appelle pas le ch’ti, sobriquet hérité des tranchées de la Grande guerre, mais le picard, parlé de l’Oise à la Belgique et de Rouen aux Ardennes. La langue, qui a perdu le pouvoir quand le français a été déclaré langue nationale par l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539, est devenue, depuis, une «langue basse». Elle est plus proche du latin que le français. «Quand on dit "mi", c’est le latin "mihi". Et le "ch" comme article, comme quand on dit "ch’curé", ou "ch’Nord", c’est "ecce"», explique Fernand Carton, professeur émérite de la faculté de Nancy, auteur de l’Atlas linguistique picard. Elle a ses variantes, la langue de Tournai (et non pas le wallon, merci aux lecteurs qui ont signalé l'erreur, ndlr), le broutteux à Tourcoing, le rouchi à Valenciennes et Denain.

Comme Molière

«Denain, c’est les pince-sans-rire, raconte Bonnaffé. Ils vous disent très sérieusement des choses irrésistibles. Tout d’une pièce, comme s’ils donnaient des coups. "Qu’est-ce te d’viens?"». Douai, «c’est plus anarchique, décoiffé». A Lille, «y’a un côté nouille, à force de faire des manières». Tourcoing, «c’est plus rigolard, un truc d’ego. Dans le folklore, le Tourquennois est fanfaron. Le plus beau de la terre». A Boulogne, «ils font les andouilles. Ils diphtonguent». Et ceux de Bergues, la ville de Bienvenue chez les Ch’tis? Ils ne parlent pas ch’ti, ou quasi. Cette ville, en zone flamande, a été choisie par Dany Boon pour sa beauté, son beffroi, son carillon. Pour la langue du film, c’est pareil. Même si l’humoriste a fait distribuer à la sortie des cinémas et dans les TGV, des «Petits lexiques de ch’ti» tirés de la méthode Assimil d’Alain Dawson, les spécialistes sont d’accord pour la trouver un rien fabriquée. Le professeur Fernand Carton, Jacques Landrecies, qui enseigne le picard à Lille-III, José Ambre, comédien patoisant et chroniqueur sur France Bleu Nord, soutiennent en chœur qu’on ne dit pas «le chien» pour «le sien», comme Dany Boon dans le quiproquo qui l’oppose à son camarade sudiste. Mais tous ajoutent que ce n’est «pas grave». «Comme Molière quand il invente une parodie de picard pour faire rire, explique Fernand Carton. Rajouter des "ch" partout, et des "in" au petit bonheur, ça porte même un nom : on appelle ça "faire de l’hyperpicard".»

Qu’en reste-t-il, du vrai picard, à part la méthode Assimil qu’on s’arrache dans les librairies du Nord-Pas-de-Calais depuis la sortie du film ? A Lille, on chante encore «Dors min p’tit quinquin, min p’tit pouchin, min gros rojin» (3), la berceuse d’une dentellière qui promet à son fils d’aller chercher ses habits au clou si elle fait une bonne semaine. Les écoliers lillois l’apprennent à la maternelle, et elle carillonne toutes les heures au beffroi de la ville.

Mardi, une quarantaine de boulangers retraités, débarqués de la Marne en bus, chantaient ce refrain dans la petite cave voûtée aux rideaux de velours rouges du cabaret lillois, le Petrouchka. Le dîner spectacle en patois - autoproclamé «le plus drôle et le moins cher de la région» - joue depuis trente-quatre ans les sketches de Simons (4), avec Alphonse et Zulma. Lui, salopette bleue et béret, elle, blouse à carreaux et tablier à fleurs. Des scènes de ménage en patois. «C’est pas l’effet Dany Boon, rigole Bruno, ancien boulanger à Saint-Amand, qui a amené ses collèges marnais en goguette. Ils sont là pour moi. Parce que je suis ch’ti, et les Ch’tis sont sympas.» C’est lui qui a concocté le circuit : le cabaret, la visite au fond de la mine de Lewarde, enfin, les pavés du Paris-Roubaix, à Arenberg, près des corons du film Germinal. Dans le bus, il a passé en boucle les chansons en patois de Simon Colliez, celui qui passe ses vacances «Tout in haut de ch’terril».

Enseigné à la fac

Dans les campagnes, il reste quelques poches bilingues, ainsi que dans le bassin minier, chez les plus âgés; les villes ont leurs cercles patoisants, les universités d’Amiens et de Lille, leur cursus de langue picarde. Pour les autres subsistent juste un accent et quelques mots. «Des lambeaux de picard, reconnaît Fernand Carton. Par ce besoin de ne pas être comme tout le monde, de résister à la standardisation, au parisianisme, à la mondialisation. C’est dans ce sens qu’on peut dire "picard pas mort". C’est aussi en cela que le film est attendrissant».

Une maîtresse d’école, Rose-Marie Bloquet, à Arras, apprend à ses élèves Ch’caillau à fleurs (le caillou à fleurs), un poème sur les fossiles qu’on trouve dans le charbon. Et puis elle récite Le Vieux mineur, «hommage au mineur, aussi blessé qu’un ancien combattant. J’arrive jamais à le lire jusqu’au bout», dit, émue, l’instit, fille de gueule noire. Sa mère écrivait des poèmes en patois dans le quotidien communiste Liberté, et son arrière-grand-père a péri dans la catastrophe de Courrières, en 1906. Très écouté sur France Bleu Nord, il y a aussi l’horoscope humoristique délivré le matin par José Ambre, un ancien restaurateur reconverti dans la comédie, qui commence toujours par «Bonjour mes gins, bonjour tertous!». Sur Internet, prolifèrent des sites comme chtiblog.com, cafougnette.com, le sérieux languepicarde.fr… On se réapproprie la langue, on la détourne. D’autant plus facile qu’elle ne semble pas si loin du français. Le poète Lucien Suel est sur Dailymotion avec son monologue à propos de Patti Smith lisant un jour un poème sur scène : «Todinko, ja u komenn boul din min gozio, min keur i sa séré, jacintu méziu sfrékir, jakru kjalobrèr laomitan dtoulmon-ne. Chéto «Howl», ch’fameu poem d’Alenn Guinnsberg. Mi jfeuzoalé méloupp touba, in memm tank Patismit» (5).

«Le picard a une force d’image que n’ont pas les mots français… Une espèce de saveur, comme dans Rabelais», dit Fernand Vincent, Normand né à Lille, bercé par les sketches de Simons à la radio. Il a fondé l’association Toudis Simons, qui réédite les textes et les DVD de l’auteur. Depuis deux ans, une mode des T-shirts patoisants émerge avec legallodrome.com, un site de concours de graphistes et d’éditions en série limitée. Exemple, variations autour du thème «Le Nord, te brais quand t’arrives, te brais quand te pars»(«Tu pleures quand t’arrives, tu pleures quand tu pars»). Le ch’ti reste la langue du rire, et des émotions. Quand Guy Ferdinande, fils d’ouvrier, poète, éditeur de la revue Comme un terrier dans l’igloo, se met en colère, «c’est en patois, la langue de la basse classe, comme disait ma mère». Lui l’a apprise dans la cour d’école à Lille, dans les années 60. Pas à la maison, ça faisait trop prolo. «Mon père était un solitaire qui ne voulait pas se mélanger avec les autres ouvriers. Et ma mère faisait le ménage chez les gens riches.»

La langue des prolos

«C’est vrai que parler patois, dans la tête des gens, ce n’est pas bien parler», reconnaît l’auteur de l’Atlas linguistique picard, Fernand Carton. C’est pourtant par ce patois que les immigrés polonais, italiens, flamands sont arrivés au français, à la mine, à l’usine ou sur les chantiers. «Les Maghrébins aussi, mais probablement moins, car la langue avait déjà commencé à régresser dans les années 60», précise le professeur Jacques Landrecies. Ce qui n’empêche pas Dias, chanteur du groupe lillois Ministère des Affaires Populaires, de glisser du patois dans son rap. Né de parents algériens, en colère de ce passé colonial «occulté par les livres d’histoire», il se revendique ch’ti. «Chuis un Lillo, chante-t-il, un vrai de vrai mon salaud, un Ch’ti, un Chabert, un bourrin, un prolo et alors? Un vrai de vrai de ch’Nord.» «Nos grands parents ont hérité du vocabulaire, explique-t-il. Mon père comprend le ch’ti, il l’a appris à l’usine. Même les sans-papiers d’aujourd’hui disent wassingue, chicon (serpillère, endive, ndlr)…». C’est la langue du peuple, des pauvres. «Je me sens ch’ti, reprend le rappeur, parce que je me sens de la classe des prolétaires. C’est un fait. Sans aucune fierté de drapeau, en citoyen du monde». En hyperpicard remasterisé par Dany Boon, ça pourrait donner ça : «ch’titoyen de l’monte».

Haydée Sabéran

Photo Aimée Thirion

Merci à José Ambre pour la traduction du titre  de l'article.

(1) «On voulait pas que t’aies un PV.»

(2) Mineur de fond et poète, Jules Mousseron, né en 1868, fut célèbre dans tout le Nord jusqu’à sa mort en 1943. Ses spectacles contaient en rimes les aventures de son héros Cafougnette, dont le nom est devenu synonyme d’histoire drôle en picard.

(3) «Dors mon petit bébé, mon petit poussin, mon gros raisin».

(4) Léopold Simons (1901-1979), comédien, dessinateur, auteur de romans. Ses saynètes en patois sur la vie des quartiers populaires lillois sont jouées à la radio et à la télévision régionales.

(5) «D’un seul coup, j’ai eu comme une boule dans la gorge, j’ai eu le cœur serré, j’ai senti mon regard se mouiller, j’ai cru que j’allais me mettre à pleurer devant tout le monde. C’était «Howl», le fameux poème d’Allen Ginsberg, je remuais silencieusement mes lèvres en même temps que Patti Smith.» Traduit par Lucien Suel.