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Roubaix : Quick halal et alors?


GRAND ANGLE - Autour du fast-food, un centre-ville en mosaïque : des dégriffés chics, une mosquée, des usines-musées, une église, un quartier riche, des cités pauvres, du chômage.

Ils viennent souvent en tête à tête. «La première fois, on a pris des gâteaux, et on est parti. Ce n’était pas encore halal. C’est comme manger pendant le carême. Ce n’est pas possible», dit la dame en bonnet de laine et manteau. Au Quick de Roubaix, elle sirote son milk-shake. Son mari, massif, cheveux blancs, termine un café. Tous deux sont Algériens, vivent en France depuis un an, après «48 ans de mariage». Elle se dit «pratiquante», lui non. Autour, la foule du midi, entre les jeunes et les couples avec poussette. La sono joue du Cindy Lauper. Pas loin, un groupe d’étudiants de l’IUT voisin, Marc, Maureen, Antony. Et Ferhat, seul musulman de la bande. «C’est pratique,avant, je ne venais pas.» Antony a l’impression qu’il y a «plus de monde qu’avant». Ses parents sont nés au Laos, ceux de Ferhat en Algérie, et pour l’un et l’autre, «avant», c’était avant le 30 novembre, avant que ce Quick devienne l’un des huit Quick halal de France (1). Près des fenêtres, des blondes et des brunes, papotent : «C’est leur liberté de faire du halal s’ils veulent augmenter leur chiffre d’affaires.» Une fille pouffe : «Je vais leur faire venir du monde, au moins quarante personnes de ma famille !» Le Quick de Roubaix est comme la ville, mélangé. Rien d’un ghetto.

Pourtant, c’est ça qui fait peur. Le maire, René Vandierendonck, un ex-centriste passé au PS (1), a déposé plainte le 19 février pour discrimination contre l’enseigne parce qu’elle ne proposait, depuis novembre, à titre «d’expérimentation», qu’une offre halal. La ville compte, selon lui, «un tiers, voire 40% de musulmans», six mosquées, cinq pagodes bouddhistes, et une bonne dizaine d’églises. Il a toutefois retiré sa plainte une semaine après.

Dans un communiqué emberlificoté, il explique qu’elle concernait «exclusivement la nécessité d’abandonner le vocabulaire de "l’expérimentation"» pour garantir «le libre choix de tous les consommateurs dans le seul établissement de l’enseigne nationale sur la ville» et qu’il se félicitait «des avancées des discussions avec les représentants de la Caisse des dépôts [actionnaire principal de Quick, ndlr] qui recherchent activement une solution technique au problème»(2). Pour l’instant, l’enseigne se contente de dire qu’elle n’est par fermée à l’option «halal et non-halal» que défend le maire. «On évalue, pour voir si on peut faire deux offres. C’est un des éléments pour lesquels on souhaite se donner du temps.» Selon la presse locale, le chiffre d’affaire du fast-food aurait augmenté de 30% depuis son offre halal. Quick France refuse de confirmer, et son patron local, Pascal Nys, un adjoint UMP dans la ville voisine de Hem, reste muet.

A table, le couple algérien ne comprend pas la polémique. La dame lève les bras au ciel. «C’est trop ! Des débats à la télé !» Lui : «Avec des types qui se proclament autorités religieuses parce qu’ils ont trois cheveux de barbe !» Le maire de Roubaix a braqué un projecteur sur sa ville. Pour dire quoi ? Qu’il ne faut pas prendre Roubaix pour une ville musulmane ? Pas sûr qu’il ait réussi…

Sur les tables hautes du Quick, Christophe, 36 ans, videur de son métier, a pris un «long beef». En guise de bacon, de la dinde fumée halal. Ça l’agace : «Depuis que c’est tout halal, je ne viens plus, j’aime pas qu’on me force la main.» Il montre un dossier en carton. «Si je suis entré, c’est parce qu’il pleut, mes documents risquaient de prendre l’eau.» Il jette un œil alentour et se marre : «Ça les empêche pas de boire des bières.» Dehors, Fred et Amélie, 20 et 18 ans, «chercheurs d’emploi», hésitent à pousser la porte, «trop de monde». Amélie : «Ah bon, c’est tout halal ? Non, ça ne me dérange pas.»

On évoque la plainte du maire, Fred écarquille l’œil : «J’irais pas porter plainte parce que j’ai pas un morceau de bacon, c’est du délire !» Orlane, 30 ans, se lève de table pour retourner travailler dans la boutique de prêt-à-porter voisine : «Moi, y’a plus rien qui me choque. Mais mon mari dit qu’on ne peut pas imposer aux gens un type de viande.» Son collègue Maxime, 30 ans, vendeur de costumes d’hommes, n’était «pas du tout» au courant. Il travaille à deux pas, mange souvent là le midi. «Halal ou pas, perso je m’en fiche.»

«Aujourd’hui, je vois moins de mariages mixtes»

Le fast-food est en plein centre-ville, au pied des boutiques dégriffées Zadig et Voltaire, Dim, Guy Degrenne… En face, la brasserie «Le Broutteux», du nom du patois de Tourcoing, sert des entrecôtes halal, et des pizzas reine au jambon. Plus bas, au Flash Burger, un burger halal aux murs vert pomme, moins de monde. Au Kentucky Fried Chicken, le poulet est «certifié halal», mais «pas les autres ingrédients», écrit avec prudence la direction.

Et tout autour, il y a Roubaix, et ses «quartiers». Le ghetto de riches près du parc Barbieux, où on paye encore l’impôt sur la fortune. Le ghetto de pauvres dans les quartiers populaires de l’Alma ou des Trois ponts, le macadam défoncé par endroits. Ici, on voit fermer les usines depuis quarante ans, un carnage. L’Alma, c’est «un sur deux au RSA», estime Georges Torrès, l’entraîneur de foot du quartier. Mais ce qui frappe aussi à Roubaix, c’est ce qui pousse sur les ruines de l’industrie et drague le touriste de passage : le musée d’art et d’industrie André-Diligent, installé dans une magnifique piscine Art déco, et dont les abords commencent à attirer les bobos, nouveaux acquéreurs des anciennes maisons de maîtres ; le Centre des archives du monde du travail qui a investi une ancienne usine en forme de château fort de briques, avec pont-levis et créneaux ; la Condition publique, un entrepôt où on conditionnait la laine brute, devenu une salle de concerts, en face d’une mosquée. Les fêtards croisent les fidèles à l’heure de la prière. Trois lieux culturels à un quart d’heure à pied du fameux Quick.

Le jour, Roubaix vit, avec ses entreprises, ses restaurants et ses cafés. A la tombée de la nuit, la ville s’éteint, comme une banlieue. Sauf le soir où l’Algérie se qualifie pour la Coupe du monde, ou gagne un match de la Coupe d’Afrique des nations. Alors ça explose de joie dans une folie de klaxons et de drapeaux. Et quelques-uns brûlent des voitures.

Le problème, c’est la tendance au repli, «pas l’histoire de la viande, dit Elisabeth Da Costa. C’est arrivé en vingt ans. Et ça me chiffonne». 33 ans journaliste, elle a grandi entre l’Alma et l’Epidème, au milieu d’enfants d’immigrés comme elle. «Dans ma courée (3), on ne se posait pas la question de la diversité, on savait qu’on était tous différents. A l’usine, les copains de mon père étaient italiens, algériens, portugais, turcs. J’ai plein de copains arabes, et je ne compte plus mes amies portugaises mariées à des Arabes. Mais aujourd’hui, je vois moins de mariages mixtes dans les publications de bans. Comme si la religion, des deux côtés, avait court-circuité tout ça.»

Rabah Mézine, 44 ans, contrôleur de gestion après avoir été ouvrier en filature, trouve aussi que «chacun se regroupe». Il dit se «languir» de son enfance, dans une courée, lui aussi, où «tout le monde se rendait service». Ce «grand laïque» a été choqué par l’offre de Quick. «C’est pas normal, cette exclusivité.» Mais sur l’islamophobie, il est choqué par les discussions de comptoir, «y compris parmi des gens que j’aime bien, c’est dramatique». Et quand il entend un jeune dans le métro traiter un copain de «francisé», choqué aussi, il entre dans la discussion. Il analyse ce repli : «Le chômage et la crise. Vous n’êtes plus reconnu. Quand mon entreprise a été liquidée, ça a été dur. Les gens vous le font sentir. Il faut se réveiller très vite pour ne pas être aspiré par le repli. On reste chez soi, entre soi. Il y en a plein qui ont été aspirés.»

Elisabeth a la nostalgie de ses «copains du samedi». Ils étudiaient l’arabe à la mosquée pendant qu’elle apprenait le portugais à l’association luso-française. «A la pause, on allait à l’épicerie sur le coin faire des provisions de clopes et de bonbons. Ils faisaient pareil. On se donnait rendez-vous dans les espaces verts, entre les immeubles. On s’arrangeait sur les horaires de récré, on disait à nos profs qu’on avait besoin d’une pause. C’était nos copains du samedi, on ne les connaissait pas vraiment. Aujourd’hui, je me demande si ça pourrait arriver.»«Mais oui», répond le fils de Rabah Mézine, Akim, 20 ans, étudiant à Sciences-Po Lille et entraîneur de water-polo à Wattrelos, limitrophe de Roubaix, avec beaucoup de petits Roubaisiens. «Jamais vu une trace de racisme entre eux. Mais chez les parents, quelquefois, des réflexions sur untel qui serait plus "turbulent" parce que "maghrébin". En fait, il n’est pas plus turbulent.» Lui aussi, ses copains sont de partout : «On est mélangés, on ne réfléchit pas à tout ça. On ne se pose pas la question.»

«La logique, c’est celle de la bande, pas de la religion»

Elisabeth se demande quand même si elle pourrait encore aujourd’hui faire des blagues à la messe, avec un copain arabe du quartier, si elle avait 10 ans aujourd’hui «On faisait entrer Ali, en douce. On le mettait dans la file pour recevoir l’hostie. Après on se faisait sermonner par le curé, mais on trouvait ça tellement marrant ! Et lui aussi. On faisait visiter l’église au petit Rebeu ! Aujourd’hui, ça ferait marrer personne.» Akim confirme. Sur la religion, les discussions passent très vite avec ses potes, «jamais plus de deux minutes, il y a une pudeur». Une preuve que les gens se mélangent encore ? «Les délinquants», sourit Lakhdar Belaïd, Roubaisien de souche lui aussi, écrivain