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La conscience professionnelle jusqu’au suicide


SOCIÉTÉ - «Mon docteur s’est tiré une balle dans la tête.» C’est par une patiente que le Dr Arnaud Nègre, neurologue et conseiller de l’ordre des médecins à Boulogne-sur-Mer, a appris la mort du Dr Fougeron, un généraliste avec qui il avait l’habitude de travailler. Jean-Jacques Fougeron, 61 ans, exerçait au Portel, la ville voisine, depuis trente-deux ans. Il estimait avoir commis une erreur de diagnostic : il s’est suicidé le mardi 5 février, à 7 heures du matin, dans sa salle de bains, après une nuit blanche passée à tourner et à retourner le problème avec sa femme.

La veille, un de ses nouveaux patients, un homme d’une quarantaine d’années, avait été victime d’un infarctus, juste après une consultation chez lui. Un cas indétectable, ses confrères en mettraient la main au feu. «En plus, il avait bien dirigé le patient, il lui avait conseillé d’aller voir un cardiologue», insiste le Dr Nègre.Analyse confirmée par le procureur de la République, Gérald Lesigne : les troubles n’étaient pas «immédiatement décelables». «Voilà un médecin près de la retraite, qui regarde son passé avec sérénité. Puis il reçoit un coup de téléphone d’un proche de ce patient, qui lui aurait tenu des propos lui faisant craindre une judiciarisation du dossier», explique Laurent Feutry, maire du Portel et médecin généraliste lui-même dans la petite ville, avant de poursuivre. «Je le connaissais bien. Il avait une haute idée de la qualité du service à rendre auprès des patients. Mais il avait été marqué par des affaires judiciaires.»

Machine.
Le coin a connu plusieurs dossiers qui ont mis en cause le corps médical, dont un à Boulogne. Un chirurgien a été attaqué en justice à la suite d’une complication. Puis, à deux rues du cabinet du Dr Fougeron, c’est Outreau qui commence. Tous ont vécu de près l’emballement de la machine judiciaire. «Il craignait d’avoir son nom dans les journaux», lâche Laurent Feutry. Le Dr Nègre soupire : «Ici, ce sont de toutes petites villes. Dans l’affaire d’Outreau, le médecin de la famille a été interrogé une journée à la PJ de Lille. La télévision a filmé sa plaque minéralogique, et cela a suffi : des patients ont cessé de venir le voir. J’ai demandé à l’un d’eux pourquoi. Il m’a dit, je ne veux pas être soigné par un pédophile.»

Les deux médecins dressent le portrait d’un homme bien dans sa peau, apparemment. «Il n’était pas dépressif», affirme Arnaud Nègre. «Je le voyais régulièrement dans des soirées, il était proche d’une bande de médecins, il avait des copains.» Laurent Feutry complète : «C’était un chasseur, il avait une vie sociale, il était bien intégré, très apprécié de ses patients.» Sur la porte de sa maison, le faire-part de décès est punaisé : ce vendredi matin, les gens s’arrêtent, pour connaître l’heure de l’enterrement, célébré l’après-midi même. Un monsieur à casquette, dans les 75 ans, se désole : «Ma compagne, elle venait le voir tous les mois pour ses médicaments. C’est le père du Dr Fougeron, qui était médecin lui aussi, qui l’avait mis au monde. Pour nous, il était comme de la famille, il lui faisait la bise pour la nouvelle année.» Ils ne peuvent se rendre au cimetière, mais le bouquet de fleurs et la carte de visite sont déjà prêts, confiés à un proche qui les déposera lors de la cérémonie. A la pharmacie du coin, Caroline Auchatraire, la responsable, dit ne pas connaître personnellement le médecin, et s’étonne de l’intérêt provoqué par ce suicide : «C’est une affaire strictement personnelle. Tous les cabinets sont surchargés. Pour moi, ce n’est pas le centre du problème. Il ne faut pas généraliser.»

Stress. Laurent Feutry, qui pratique toujours, décrit pourtant un quotidien lourd : «Je commence à 7 h 30, je reçois entre 30 et 40 patients avec 4 à 8 visites à domicile. Je finis rarement avant 20 heures, et là, c’est une petite journée. Nous vivons dans le risque permanent de l’erreur.» Le président de l’ordre des médecins du Pas-de-Calais, Marc Biencourt, partage cet avis. «Il y a un mal de vivre de la profession. Certes, notre confrère s’est culpabilisé à outrance, et je pense que son degré de surmenage a été mal évalué par son entourage. Le Dr Fougeron travaillait seul, sans associés. Mais douze heures de consultation non-stop provoque un stress, qui est de plus en plus difficile à supporter quand on vieillit et que les capacités de travail diminuent.» Il demande un suivi médical des médecins libéraux, dans un environnement spécifique qui leur garantit l’anonymat. «Car les gens ne vont pas voir un médecin malade», explique-t-il. Marc Biencourt pointe le taux de suicides dans la profession : 14 % au lieu de 4 % dans la population globale. «Je me souviens d’un chirurgien qui s’est suicidé avec son bistouri, d’un médecin qu’on a retrouvé au bas de son escalier… Il y a toujours une pudeur autour de ces événements. Moi, maintenant, je parle, car cela suffit.»

Stéphanie Maurice