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A Arques, le cristal n'est plus éternel


ARCHIVES - Libération du 5/1/2005 « Du temps de monsieur Durand, ça ne serait pas arrivé. » Voilà ce qu’on entend au pied des fours de verre bouillant, à Arc International. La cristallerie d’Arques supprime des emplois. Du jamais vu, jamais imaginé. Arc, c’est encore 12 000 salariés. Plus de gens dans l’usine que d’habitants dans la ville (9 000). Elle a embauché, dit la légende, une personne par jour, pendant trente ans. Mais c’est fini. Les pères ne verront pas leurs fils entrer à la cristallerie.

Alors la vieille dévotion des salariés pour Jacques Durand, le patron paternaliste qui les a gouvernés de 1927 à sa mort, en 1997, se réveille. Au pied des fours, c’est toujours la même fébrilité. Dans le « pshiiii, pshiiii » de l’air comprimé qui souffle le verre, les machines tournent comme des manèges de fête foraine, sans arrêt. L’usine bruisse de milliers d’êtres humains. Emouvante, dans une région où on ne voit que des sites qui ferment. Mais le coeur n’y est pas. Ça sent la fin d’un monde.

Que s’est-il passé ? Géant pourtant mondial, Arc se cogne à la concurrence asiatique et turque. En plus du déclin des arts de la table et de la baisse du dollar. Alors l’entreprise réduit la voilure en France : 2 659 emplois en moins entre 2006 et 2008. Le tout emballé dans un « accord de méthode » signé par tous les syndicats ­ sauf la CGT et FO ­ qui prévoit des préretraites dès 55 ans et des recours au temps partiel. Pas de licenciement, sauf en cas de refus de changer de métier dans l’usine. Une « régionalisation » pour produire « près des marchés », en Chine et au Moyen-Orient, et en euros en zone euro. Délocalisation ? « Ce que nous produisons en Chine, nous le vendons sur place », se défend Marie-Claudine Debuire, directrice des ressources humaines. Pourtant, des verres chinois sont déjà revenus en France. « Quelque 420 tonnes, sur les 840 000 produites chaque année sur le site », minimise la DRH.

Résultat : l’emploi n’est garanti que jusqu’en 2008, et sous conditions. Hausse de 26 % de la productivité en quatre ans. Et externalisation. « Mutualisation » des activités, préfère dire la direction. L’entreprise compte encore 800 métiers : fabricant de moules, imprimeur de catalogues, jardinier, menuisier, chauffeur... Arc met 150 millions d’euros sur la table pour transformer certains métiers en sous-traitants. Et promet de rester client... deux ans encore.

Alors comme ça va mal, on repense à « Monsieur » Durand. Quand on dit « Monsieur », on pense à Jacques Durand, pas à son fils, Philippe, l’actuel président du directoire. « Monsieur », c’est aussi « le père Durand », « le vieux », ou « Grand-Père ». Son ombre est partout. Sa photo, épinglée au mur d’un atelier. Chez certains salariés, au-dessus de la cheminée. A Arques, un rond-point porte son nom. Et un lycée professionnel public, à Saint-Omer.

Dans le fracas des machines qui tournent, Patrick, agent de maîtrise, mime le respect que lui inspirait « Grand-Père ». Et un cône avec le bout de ses doigts : les chocottes. « Il venait même la nuit. » En cas de souci sur un four, le patron était au bout du fil pour demander des comptes de sa voix flûtée. Patrick l’imite, dans les aigus : « Qu’est-ce qui se passe ? » La canicule en 1976 ? le père Durand faisait distribuer des bières à tout l’atelier. Un mort dans une famille ? Il allait au domicile de l’ouvrier, « prier Dieu ». Un salarié n’avait pas démérité ? Quelques billets dans une enveloppe kraft. Mine modeste, vieille gabardine, le petit homme quittait son château à vélo, saluant ses ouvriers sur le chemin de l’usine.

Il reste des traces de ce vieux monde : on prend ses vacances au camping privé de la cristallerie, à Sainte-Cécile, près du Touquet. Dans l’usine, à plein temps, cinq assistantes sociales. Pour construire sa maison, la cristallerie offre des aides, avec prime à celui qui s’installe près de l’usine. « On a été bercé Durand », reconnaît Philippe Rébéna, délégué CFTC. En contrepartie, c’est corps et âme. Pas de grève depuis 1937. Un taux de syndicalisation à un chiffre. Mais le tri au temps des embauches. Il fallait avoir grandi dans une famille sans histoires. « On interrogeait le maire, le curé, les gendarmes. Si votre arrière-grand-oncle avait été communiste, vous étiez grillé ! », plaisante à peine Olivier Cheidler, délégué CGT.

Aujourd’hui, on démonte les machines, on les remet en état, pour les envoyer en Chine. Avec amertume, mais docilité. Rien. Pas de slogan, de banderole, personne sur le pavé. Certains sont même reconnaissants. Comme Louis, 25 ans, jeune embauché : « Il y a des départs en préretraite, des aides à la création d’entreprise. Une autre usine aurait licencié 2 000 personnes sans chercher à comprendre. Moi, si j’avais été patron, j’aurais peut-être pris mes cliques et mes claques en Chine. » Un syndicaliste lâche : « Le paternalisme nous a éteints. Les gens se disent "non, ça ne va pas arriver chez nous". La cristallerie est tellement enracinée qu’ils n’imaginent pas que demain, c’est la catastrophe. »

Pourtant, même ceux qui ont signé l’accord sont très inquiets. Anne-Catherine Delhaye, pour la CFE-CGC, craint une division par trois des effectifs. Daniel Percheron, président (PS) du conseil régional, se rassure : « Philippe Durand se battra sur la ligne des 7 000, 8 000 emplois. » Il pense que le fils a « le même attachement que son père » pour l’emploi. En a-t-il les moyens ? Comme Jacques Durand, la vieille usine pourrait ne plus être immortelle.

 

Haydée Sabéran

Quelques chiffres (janvier 20£05) :

Arc International emploie 10 700 personnes dans le Nord­Pas-de-Calais. Les syndicats estiment l’effectif à 12 000 en comptant les intérimaires.

Avec une production de 6 millions d’articles par jour, le groupe a réalisé un chiffre d’affaires de 1,13 milliard d’euros en 2003, en recul de 15 % par rapport à 2002. Le déficit 2003 est le premier dans l’histoire du groupe, selon les syndicats.

En avril 2003, Arc a lancé une usine à Nankin, au nord de Shanghai. Elle emploie aujourd’hui 840 personnes en Chine et envisage le lancement d’un deuxième four.

Présent en Espagne, en Italie et aux Etats-Unis, le groupe a racheté une usine, en novembre 2003, dans les Emirats arabes unis.