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«Les faire décoller des murs, c'est déjà une victoire»


REPORTAGE - Karim passe en voiture sur le parking, au pied des immeubles du boulevard de Strasbourg, dans le quartier de Moulins, à Lille. Nordine et Makki, animateurs sociaux, qui sont à pied, font signe. Karim s’arrête, serre les pinces, sourit. Il a l’air content. Nordine : «Fini ? T’as arrêté les conneries avec les voitures ?» Jusqu’au 8 février, date de l’annonce par Nicolas Sarkozy du plan banlieue, «Libération» enquête sur les principales questions de société dans les quartiers. Aujourd’hui, la prévention.

Fini, «les conneries». Karim (1) raconte que oui. Trouvé un CDI, agent de sécurité. Il va se marier, attend la réponse pour un appartement. Il repart. L’animateur : «Avant, il achetait une voiture 1 000 euros, il en volait une qui valait 20 000, et il montait les pièces sur la première, qu’il revendait. Maintenant, il s’accepte, tout heureux, tout foufou

Il est 19 heures, déjà nuit, déjà froid. Des mômes tapent dans un ballon sur le terrain de foot. Nordine Essafi, 39 ans, et Makki Talmouti, 26 ans, s’apprêtent à démarrer leur balade dans le quartier, entre immeubles et maisonnettes de briques. Ils sont animateurs au centre social Marcel-Bertrand, et profs de boxe bénévoles dans la salle à côté. Trois soirs par semaine, ils marchent dans Moulins. Bénévoles depuis un an, pour aller parler à ceux qui dealent, font le «bizness» ou tiennent les murs. Parler de quoi ? De boxe, de travail. «On les voyait pas au boxing club. On s’est dit qu’il fallait les chercher là où ils sont

Atavisme. Dans la nuit, la salle de boxe est allumée. Punching balls, rings. Du monde partout, mais tranquille. Des mômes de 5, 10 ans, des ados, des maigres, des obèses, des bruns, des blonds, plein de filles. Et Saïd Rachidi, sélectionné aux JO de Pékin, qui s’entraîne avec les mômes. Ils ont les mêmes gestes, mains levées devant le nez, les pieds qui dansent, et un, et deux, et frappent dans le vide. Quelques parents, un bébé au biberon. Au mur, des grandes photos noir et blanc de gars en gants de cuir : tous du quartier, le directeur du centre social, Frédéric Dupré, Nordine et Makki aussi, et le sélectionné aux Jeux olympiques. Tous boxeurs, comme un atavisme de Lille-Moulins.

Balade de nuit, premier arrêt. Un petit groupe, dos au mur. «Des difficultés ? Y’a pas de difficultés, dit l’un. La difficulté, elle est à Bagdad». Avec des prudences de chat, Nordine et Makki essaient juste d’être là, adultes. Montrer qu’ils comprennent. «Si on arrive à les faire décoller des murs, à les faire s’inscrire à l’ANPE, c’est déjà une victoire.» Nordine : «On ne commence pas à regarder l’histoire du gars, la drogue, la prison. On positive. S’il rechute, ça fait partie de la guérison. En boxe, tu prends des coups, tu lèves tes mains, tu repars.» Deuxième arrêt. Dos au mur, un garçon de Villeneuve-d’Ascq, banlieue de Lille : «Je voulais faire un truc en plomberie, mais y’a 15 places pour 80 personnes. Et en contrat de qualif, le problème, c’est de trouver l’employeur.» Gageure : il a la peau noire. Pareil pour Moussa, un ancien de Paris. Il a trouvé, dans la sécurité. «Quand on est black, c’est pas Kodak, se marre-t-il. Ils nous prennent comme rottweilers, c’est tout».

D’un côté, certains jeunes déjà happés, petits, par l’argent facile. «Sports d’hiver, jet ski. De l’argent pour devenir des consommateurs.» Nordine : «Ils savent qu’ils doivent arrêter, s’ils ne veulent pas finir une balle dans la tête.» Moussa en avait pris une dans la jambe avant d’arriver à Lille pour «couper les ponts». De l’autre côté, des entreprises qui se méfient des jeunes du boulevard. «Pas la peine de s’appeler Mohamed. Même Christophe, si son adresse est boulevard de Strasbourg, il aura du mal à trouver du boulot.» Nordine grince : «Ou alors, un CDI dans la sécurité.» Un jeune homme sort de chez lui, visage café au lait, yeux timides. Nordine : «Lui, ça fait trois ans qu’il cherche. Il me dit : "Qu’est-ce qui va pas ? Ma tête ? Mon nom ?" Je sais pas quoi lui dire. Martine Aubry dit que les entreprises aiment Lille, mais est-ce que les entreprises aiment les jeunes des quartiers populaires ?» Il est sûr qu’il y a des gens qui tombent dans le «bizness» pour vivre, «on le voit».

Richard veut bien parler de lui. «Du moment que vous donnez pas le nom de la rue», sous-entendu, de son territoire. Richard, 20 ans, un braquage, un barrage de flics forcé, la mort d’un des braqueurs, et la prison. A Nordine, il demande : «Je voudrais passer mon permis en accéléré», et puis, «je veux faire du sport, mais j’ai pas le temps d’aller chez le médecin pour avoir la licence», et puis, «J’ai 150 heures de TIG [travail d’intérêt général, ndlr], je pourrais faire comment ?» Nordine : «Viens demain, à 15 heures.» Le lendemain, il est venu. Nordine : «Richard, t’es prêt à gagner 1 000 euros par mois ?» Richard a ouvert des yeux ronds, puis a lâché : «Je veux bien essayer.»

«Vrais citoyens». Nordine a parfois l’impression de «sevrer des accros du casino». 21 h 30. Retour sur le parking. Makki : «On ne se rend pas compte à quel point ils veulent devenir de vrais citoyens.» Vrai ? «Ils nous disent : "tu me trouves un travail et j’arrête mes conneries."» Les animateurs les croient. «Si nous on y croit pas, c’est fini

Haydée Sabéran
(1) Les prénoms des jeunes ont été modifiés.