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Passeurs sur la voie de garage


JUSTICE - Démanteler un réseau de passeurs et voir les têtes tomber, ce n’est pas tous les jours. Personne ne boudait son plaisir, avant-hier, au tribunal correctionnel de Saint-Omer. Des officiers de la police aux frontières (PAF) de Coquelles avaient fait le déplacement, pour admirer leur belle prise. Les prévenus, eux, gardaient leur nonchalance dans leur box.

«Vous dites que c’était pour faire passer des membres de votre famille que vous avez joint le réseau, mais il y a des dizaines de communications», attaque la présidente. «Je parlais normalement, je ne savais pas que j’étais sur écoute», rétorque, indigné, Mohammed Kader Karwan, le second couteau de la bande. Khabat Osman Ismael, le chef du réseau, éclate de rire, la salle aussi. Il y a six mois encore, les deux Irakiens empochaient chacun 16 000 euros par semaine, selon l’un de leurs complices. Tout cela pour organiser le voyage de nombre de leurs compatriotes irakiens et d’autres candidats à l’exil, majoritairement vers l’Angleterre.

Prestance. «Vous n’avez pas de preuves», rétorque, par l’intermédiaire d’un interprète, Khabat Osman Ismael, surnommé Bapir. Vrai : aucune grosse somme en liquide n’a été retrouvée chez lui, mais les écoutes téléphoniques sont explicites. L’homme a de la prestance, habillé tout en noir, le pull en V porté à même la peau. Jamais, pendant l’audience, il ne perdra son sang-froid. «Ils ont fait disparaître tout élément de preuve, ils déposent l’argent hors de portée de la justice, dans une banque étrangère. Le pactole les attend à leur sortie de prison, explique le procureur de la République, Pascal Marconville. Ils pourraient investir dans leur défense, mais ils préfèrent prendre des avocats commis d’office et garder leur argent. Ils connaissent le prix à payer quand ils sont pris.» Ces deux-là vivaient à Anvers, en toute légalité, avec un passeport de résident, et ne mettaient jamais les pieds en France, pour limiter les risques. Ils contrôlaient deux aires d’autoroute dans la région de Saint-Omer, à proximité de l’A26, qui va à Calais. Dans le jargon des passeurs, ils en étaient les «propriétaires». L’expression est à prendre au pied de la lettre : les bandes de passeurs se rachètent et se revendent l’utilisation des parkings d’autoroutes. Récemment un parking poids lourds a changé de mains pour 10 000 euros cash. Le système est simplissime : on se positionne, on ouvre les portes d’un camion stationné, on charge les clandestins, et on referme. Le plus souvent, le routier ne sait même pas qu’il transporte des migrants outre-Manche. Le coût varie entre 500 et 1 000 euros par personne et par tentative.

«Pigeons». Car il n’y a aucune garantie de réussite. Un grand nombre se fait pincer au contrôle douanier. Le plus souvent, ils ne sont pas expulsables, car ils viennent de pays en guerre (Irak, Afghanistan, Erythrée). Ils sont relâchés et retentent leur chance. Ces «pigeons», comme les surnomme Bapir, sont pris en main dès leur pays d’origine. La bande, constituée généralement par des gens de la même famille ou du même village, a des relais présents aux endroits névralgiques, pour réceptionner les «colis».

La provenance des appels téléphoniques trace les routes suivies : Irak, Grèce, Italie, Allemagne, Belgique, France, Angleterre. Les candidats à l’exil ont payé avant leur départ, et l’argent a été transféré sur le compte d’une banque anglaise. Si la tentative rate, le clandestin doit donner un supplément. Quand il est à court de liquide, il devient petite main. Un classique, selon la PAF : «On le fait travailler quinze jours, trois semaines comme cela.» Le clandestin piégé n’est pas la seule main-d’œuvre. «Sur un parking, il y a environ six personnes, expliquent les policiers. Le guetteur, les gros bras, celui qui ouvre les camions, celui qui fait signe avec sa torche que la voie est libre et le responsable du site. Un parking, c’est 25 à 30 clandestins par soir.» Une rente d’environ 6 000 euros par semaine. A multiplier par le nombre de sites. Les deux passeurs sont impliqués dans des dossiers en Belgique et aux Pays-Bas.

De Cherbourg à Rotterdam, et jusqu’à 50 kilomètres à l’intérieur des terres, les parkings et les aires ont ainsi des propriétaires souterrains. Combien sont concernés ? Le chiffre est confidentiel. Les réseaux emploient aussi des rabatteurs, «des Soudanais dans ce cas», précise le procureur. «Les Africains sont souvent les plus pauvres dans les réseaux. Mais parfois, ils s’émancipent et entrent en conflit avec leurs anciens employeurs, des Irakiens en règle générale, pour le contrôle de ces parkings». D’ailleurs, dans l’enregistrement des écoutes, Bapir s’inquiète beaucoup de l’arrivée d’une bande concurrente.

Cette délinquance a beau être organisée, dangereuse, elle ne fait que peu parler d’elle. «Nous n’avons pas de problème d’ordre public, puisque tout se passe à l’intérieur des communautés, dans les réseaux, soupire le procureur. Les principales victimes sont les clandestins, qui n’osent pas porter plainte puisqu’ils sont en situation irrégulière. On sait que certains ont des accidents en traversant les autoroutes pour rejoindre les aires, qu’ils tombent parfois des camions.» Mohammed Kader Karwan et Khabat Osman Ismael ont été condamnés lourdement : six ans de réclusion pour le premier, sept ans pour le second.

Stéphanie Maurice, à Saint-Omer